FOYER (2012) de Stéphane MÜH
Deux personnages, Betty et Armel
Deux femmes partagent une chambre, au sein d’un foyer d’hébergement collectif. Betty, 40 ans ; Armel, 45 ans. Betty précède Armel dans les lieux. Elle remplit auprès de la nouvelle venue la fonction de tutrice. Betty s’adresse directement à Armel lorsque celle-ci arrive, débarque : « Les trois étagères en bas sont pour toi, range tes affaires, fais-moi disparaître cette valise. Ohé, tu m’entends, j’te cause ». Armel ne répond pas. Elle dispose autour d’elle des photos qu’elle regarde. Elle leur parle. Betty commente. Armel évoque des paysages, des couleurs, des voyages tandis que Betty dévide son ennui, sa rage de vivre, enfin plutôt de survivre. Betty envoie un gâteau de cantine à Armel. « T’as faim ? Attrape ». Armel mange avec précaution. Betty tente une nouvelle approche. « Tu veux autre chose ? ».
On ne sait pas qui sont ces deux femmes qui vont partager une chambre, un destin, un segment de temps : « Je ne vous reproche rien croyez-moi madame », dit Armel. « Je suis ta tutrice pour te guider, c’est ce qu’ils m’ont dit, au début, après tu te débrouilles en attendant tu m’obéis », réplique Betty. Où sommes-nous ? Dans un espace restreint, vide et fermé où le temps s’est arrêté. Un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, peut-être ; une maison d’arrêt, un foyer médico-social tout aussi bien, nous n’en saurons rien. En ce lieu, le temps ordinaire, homogène et vide de la quotidienneté est comme suspendu. Rien ne compte ici en dehors de ces voix qui dévident une perte qui aurait franchi le seuil de la douleur et viendrait forclore l’espace exigu de cette pièce qu’elles occupent en la déshabitant.
La voix de Betty vient du sol, elle est injonctive et rampante. Elle tente d’accrocher aux murs la trace d’une perte accomplie, définitive. Elle n’en finit pas de hurler, crier, mordre le silence et l’horreur de la perte et pourtant. Elle porte encore la force de l’altérité, le désir d’arrimer sa douleur au réel du corps d’Armel, cette autre insaisissable dont elle se dit tout à la fois la gardienne et l’ange. L’ange gardien qui brode avec Armel, l’oblige à tenir le fil, l’aiguille et la toile où viendra s’inscrire le motif de leur causerie. Betty brode et raconte, Armel écoute.
La voix d’Armel est aérienne, sans attaches et sans corps, flottante. Elle vient d’en haut, elle apparaît puis se retire, n’inscrit rien, ne hurle pas, ne mord pas non plus. Elle semble avoir épuisé toute plainte. Elle tente de s’effacer, se retirer. Le corps de l’une est pesant, dûment lesté au sol, tandis que celui d’Armel est désarmé, totalement désarrimé, en passe de disparaître. Ces deux femmes tentent de dire l’impossible et ne diront rien. Rien qui ne soit pour elles essentiel et qui ne nous parvient que sous la forme d’un écho lointain : deux prénoms articulés, Anna pour Betty ; Adrien pour Armel.
Le motif de la toile qu’elles brodent est affaire de piquage et de comptage, motif dégriffé, inconnu à l’adresse de l’institution qui les héberge. « Imagine », dit Betty, « une grande aiguille avec au bout, des fils de couleur, tu la fais passer à travers les trous du plafond, tu brodes, quand l’aiguille disparaît, tu parles, quand elle réapparaît tu te tais, pas compliqué ». Ainsi se jouent-elles du médecin qui se tient là parfois. Elles brodent à leur manière, chacune à sa défense et ce faisant, se disent au bout du compte, entre elles et sans nous ce que nous devinons à peine : la mort d’un enfant pour l’une, le meurtre d’un homme pour l’autre. Mais dire ainsi, c’est déjà trahir ce qu’elles ont su taire, ce qu’elles ne peuvent que déglutir à grand peine, et remâcher sans cesse de l’horreur d’une vie